Discours de la servitude volontaire La Boëtie

Le Discours de la servitude volontaire est une uvre entourée dinterrogations, quant à sa composition, sa genèse, quant à son genre, et plus encore quant aux intentions de lauteur. Etienne de La Boétie (1530-1563) lécrivit-il vers 17 ans ou plutôt vers 24 ans? Sagit-il de la dissertation rhétorique dun élève brillant (comme laffirma Sainte-Beuve) ou dune analyse rapide quoique essentielle sur le poids des habitudes culturelles dans un régime monarchique absolu? Lauteur eut-il un projet politique au service duquel il mit une parfaite rhétorique? Ou ne rencontra-t-il les problèmes politiques quen humaniste? Ces questions sont délicates dautant plus quelles mettent en cause lherméneutique à laquelle se sont livrés la plupart des éditeurs du Discours. Je circonscrirai néanmoins mon propos à létude de la thèse dune part et de sa portée dautres part. Malgré les interprétations réductrices, soutenues en premier lieu par Montaigne lami de La Boétie, le Discours est une composition serrée et démonstrative dont lunité du sujet et du développement ne peut être remise en cause. Après avoir défini la servitude volontaire, lauteur en cherche les causes. Puis il sattache à analyser les aspects positifs de la servitude qui permettent dincriminer lavidité du tyran et de ses complices. Conçu sous la forme dun Avertissement, le texte prend naturellement fin quand la semonce a été distribuée à tous ceux quelle concernait.

Lintérêt du Discours tient à une problématique qui ne correspond pas exactement à celles des critique du pouvoir absolu et fonde la réflexion moins sur les évènements de lépoque que sur le constat désespérant dune relation entre la forme monarchique du pouvoir et la servitude du peuple. Il cherche à faire la lumière sur une sorte de mystère: lobéissance de tous à un seul homme et lacceptation de la servitude, alors que lon doit admettre que la liberté est inhérente à la nature humaine. Le texte sinscrit en effet parfaitement dans le XVIe siècle, tant par ses aspirations (humanistes) que par ses idées (politiques) ou son style (rhétorique classique). Il trouve toutefois sa place dans lhistoire moderne (Révolution française) voire contemporaine (totalitarisme) et jusque dans nos sociétés démocratiques où son appel à la liberté rencontre toujours des échos.
La servitude volontaire nest ni la contrainte extérieure ni le libre assentiment à une autorité reconnue, cest le fait daccepter le tyran comme tel. Lautorité politique, au contraire de la domestique nest pas une donnée inhérente à la police humaine. Il affirme que fut sans nécessité ce passage de la liberté à la servitude, il affirme accidentelle la division de la société entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Perdant la liberté, lhomme perd son humanité. Etre humain cest être libre, lhomme est une être-pour-la-liberté. Le signe et la preuve de cette perte de la liberté, on la constate non seulement dans la résignation à la soumission, mais bien plus clairement dans lamour de la servitude
Lexplication dun tel comportement réside dans la coutume, lhabitude. Les générations successives ont toujours connu la servitude, les hommes ont été habitués à vivre dune certaine façon, quils ont en quelque sorte trouvée en naissant. Pour quelles raisons en changeraient-ils dautant que léducation les a confortés dans la valeur de lobéissance? Lautorité domestique sest fait le premier représentant et donc soutien de lautorité politique. En humaniste, léducation représente pour La Boétie la première des institutions, un moyen dinfluencer lhomme. Finalement ils font de leur culture, une nature. Cette prégnance que La Boétie donne à la culture sur la nature rappelle le mythe de la caverne. Platon y décrit des hommes plongés dans le monde matériel et visible. Lhomme ny voit que des reflets trompeurs que lhabitude lui fait prendre pour la réalité même. Ce monde sensible rend les hommes prisonniers des apparences. Et cest par le biais des éducateurs que lhomme peut se délivrer de ses erreurs et accéder au monde sensible. La philosophie établit que la liberté est le bien essentiel de lhomme, puisque cet attribut que tout être désire, sa qualité dêtre raisonnable la lui confère directement.
Néanmoins, La Boétie se doit de faire un constat: lhabitude engendre une dénaturalisation. Ces esclaves accoutumés feignent de croire que la liberté connaît prescription, et loin de ressentir avec plus dimpatience une tyrannie prolongée, ils trouvent dans la durée même de leur infamie un titre de droit à leur maître. La dénaturalisation est lavènement de lUn, un imaginaire collectif envoûté par cette unité, cette concentration de la collectivité. Quelquun est séparé du nombre, affecté du signe de lunité. Cest limage dun pouvoir détaché, surplombant, maître de la destinée de tous et image de la société toute rassemblée et comme passée dans une seule entité organique. Selon Lefort le problème est bien ce Un. Cest larticulation de chacun avec chacun en une totalité pour donner un contenu à la vie commune, le besoin dune identité trouvée en lautre. La servitude volontaire repose sur une double chaîne didentification: la première par laquelle, la communauté se reconnaît en lUn et accepte ainsi son commandement et la seconde qui démultiplie le commandement et par laquelle se constituent des groupes qui exercent le pouvoir pour lui et en son nom. Ainsi, la tyrannie traverse la société de part en part. Le pouvoir en effet ne sexerce pas en soi, cest une captation de force, celles de tous les hommes dans les mains dun seul. Or la liberté est incommode, elle est liée à une pluralité, à un champ de conflits. Le grand nombre tend à sen débarrasser pour un mirage dunité. Cest ce mouvement là qui est dénaturalisation (en plus de loubli de la liberté). La division de la société est fictivement surmontée.
De fait, il nexiste pas une opposition en deux classes dominants/dominés mais cette opposition a lieu a tous les niveaux de la société. Cest une pyramide où le despote est au sommet et dont la base finit par recouvrir la quasi-totalité de la société. Le peuple entretient avec le despote des rapports de complicité secrète. Chacun consolide à ses dépens la pyramide. Cest le désir de chacun de sidentifier au tyran en se faisant le maître dun autre. La tyrannie est diffuse dans la société, au bénéfice du tyran. Chacun veut porter le Nom dUn devant un autre, lincarner (famille, entreprise). La servitude volontaire a deux faces: le désir dunification et le désir didentification par rapport à celui qui lincarne. Cest la restriction de sa liberté pour satisfaire ces deux désirs. Il faut saisir la réciprocité de la tyrannie et de la servitude pour expliquer son aspect volontaire. On a donc affaire à une véritable aliénation de la société puisque le système social mis en place par le tyran sauto-entretient. La Boétie montre avec une grande lucidité que la tyrannie repose sur la corruption généralisée par le biais du clientélisme. Le tyran na confiance quen quelques personnes dévouées corps et âmes. Cependant ces quelques confidents ont besoin de soutiens qui font deux autant dobligés et, de proche en proche nombreux sont ceux que leur intérêt incline à défendre la tyrannie. De plus, la servitude est compensée par le pouvoir de manipuler les autres. Elle renforce lassujettissement dans le plaisir. Il y a amour de son propre malheur sil est accompagné de la puissance de désoler plus faible que soi.
En outre, les tyrans nhésitent pas pour asseoir leur autorité à abêtir leur sujets. Ils disposent alors dune stratégie, car pour H. Arendt, il ny a pas de domination sans technique. Pour cela, tous les moyens sont bons et en particulier, ceux qui flattent les bas instincts (théâtre, jeux, spectacles) et permettent doccuper lesprit afin de le distraire de sa liberté naturelle. Se divertir signifie en effet, au sens étymologique, se détourner de quelque chose. Sinon le tyran frappe limagination par le mystère dun despote différent des simples mortels, soit par le prestige du faste et des attributs fabuleux soit en mobilisant le ciel en leur faveur. La Boétie prend ici pour exemple la monarchie française et ses crapauds, ses fleurs de lis, lampoule et loriflamme. Ses explications peuvent être rapprochées de celles que Max Weber donne de la légitimité. Désormais, à la légitimité traditionnelle (celle de la coutume, selon la toponymie de La Boétie), se surimpose la légitimité charismatique qui repose sur une mystification avec des connotations plus ou moins divine. Ces appâts de la servitude sont autant doutils pour le tyran. Enfin, pour les auteurs du XVIe siècle, La Boétie est sans doute le seul avec Machiavel, à montrer linstrumentalisation de lidéologie. La Boétie montre que la religion possède une vertu idéologique utile aux tyrans, tout simplement parce que la force brute pour imposer la tyrannie ne pourrait pas suffire. Nés serfs, les hommes sont éduqués de telle façon quils le restent, car étant crédules et tentés par la facilité, le tyran ne courra aucune inquiétude pourvu quil leur donne du pain et des jeux.
Contre la tyrannie, la première des ressources est évidemment le progrès des Lumières, de lesprit critique, en un mot de lhumanisme. Cest pourquoi les tyrans craignent les intellectuels. Et cest donc un devoir pour les érudits que de démasquer le tyran et de raviver la flamme des vertus antiques lamour de la liberté. Pour le peuple, il sagit moins de liberté à conquérir que de servitude à stopper. Il accepte par impuissance ou passivité une domination de fait et par cette acceptation prolongée il la change en droit à ses yeux: coutume qui par le simple loi dinertie se mue en régime normal et légalement régulier. Mais si le peuple cesse seulement de prêter la main à la domination personnelle, le système seffondre aussitôt. Il ne repose que sur lacceptation continue du grand nombre. Le remède de la servitude volontaire, cest la résistance passive, la désobéissance civile, le refus de collaborer à un ordre que lon réprouve. La force du pouvoir se trouve donc dans la psychologie des peuples qui acceptent la servitude comme une fatalité. Le changement à opérer est dans le cerveau de ceux qui en sont les victimes consentantes. Pour que les tyrans disparaissent, il ne faut plus accepter la servitude. Seule une révolution mentale, un changement dans les habitudes sociales et intellectuelles peut changer les rapports entre le pouvoir et la masse. Et plus encore, La Boétie refuse cet état de fait car on en peut fonder le droit sur la coutume ou la tradition, les ans ne donnent jamais droit de mal faire. Il sinscrit dès lors dans lhumanisme florissant du XVIe siècle où comme la montré P. Mesnard, lessor de la philosophie politique est prodigieux. Le Discours montre bien quil faut lier à la liberté naturelle une fin politique: rendre les hommes à leur droit, à leur liberté.
Le Discours est donc un appel à la liberté. En tant que porteur de ce principe universel, il demeure valable en tout temps dautant plus que par sa forme même, le texte est une uvre ouverte aux multiples interprétations plus ou moins intéressées. Avant tout, il est la marque de son siècle, celui de lhumanisme et de lessor philosophie politique. A lheure donc où politiquement, souvre une ère nouvelle qui correspond à la naissance des jeunes Etats dEurope, samorce une réflexion qui, jointe à lélan humaniste du temps et au besoin si souvent exprimé dépurer le Christianisme, ne tardera pas à susciter un véritable bouillonnement des idées politiques. Historiquement, la période est complexe et trouble; lhumanisme et la Réforme se servent lun et lautre dinstrument. Erasme écrivait alors: je ne veux appartenir à personne et suis homme par moi-même. Il y a là, la revendication dune part inaliénable de lindividu. Il est évident que La Boétie trouve sa place parmi les pionniers qui ont uvré à la grande mutation des idées. La volonté de libre examen se manifestait. La critique sexerçait. Contre les différentes formes de dogmatisme, le besoin de sinterroger devenait de plus en plus incisif. A lépoque, cest La Boétie qui pose la question de principe. Pourquoi y a-t-il de lobéissance? On sinterroge en général soit sur lorigine et la nature du pouvoir, sur sa légitimité. Mais on admet, comme si cela allait de soi, quil y a le pouvoir, cest-à-dire une instance séparée assurant le commandement. Et La Boétie de prendre le contre pied de Machiavel en se plaçant du point de vue du dominé. Son originalité est de montrer quil est tout aussi important de travailler, dans lEtat moderne, à linstitution dun peuple. La morale politique de La Boétie, qui refuse tant lallégeance que la rébellion, prépare lavènement de la citoyenneté. Pour lui, la domination relève dun vice. Anticipant alors la dialectique du maître et de lesclave dHegel, il affirme que cest lesclave qui fait le maître.
Au plan politique, La Boétie est à lorigine dun double mouvement desprit qui se développe au XVIe et XVIIe siècle. Dune part, les protestants majoritairement tenteront den tirer la définition dun gouvernement antityrannique et dautre part, les politiques et les juristes en dégageront la théorie du loyalisme afin de reconstruire lidée de royaume et de monarchie. Et sur plan de linterprétation, deux grands types de lecture se dégagent. Certains ont voulu en désamorcer la violence, comme Sainte-Beuve, Jouaust ou même Bonnefon, en soulignant la dimension rhétorique et humaniste. Cette lecture conservatrice se fit à linitiation de Montaigne lui-même. Tandis que dautres ont préféré accentuer la portée générale et donc universelle, pour lappliquer comme Lamennais ou Landauer à la réalité de son temps et limpliquer dans le débat politique du moment. Ils convoquent lauctoritas anti-despotique de La Boétie pour marquer leur soutien à la démocratie et leur souci de la liberté individuelle, toujours menacée. Ainsi, dès 1576 les calvinistes publient le texte sous le nom de ContrUn afin de remettre en cause la légitimité de la monarchie. Ces deux lectures qui lune court le risque de lanachronisme et lautre gomme la violence réelle du texte, doivent aujourdhui laisser place à une autre approche qui est une declamatio, un laboratoire danalyses politiques dautant plus audacieuses que lauteur y fait lessai dune pensée limite quil na pas véritablement à assumer. En effet, affirmer avec M. Abensour et M. Gauchet que La Boétie sarrête pour jamais dans le grand refus qui force à penser la liberté contre le pouvoir, nest ce pas aller là où lauteur na pas osé?
En effet, La Boétie reste fidèle à la devise: Pax et Lex. Cest pourquoi, même lorsquil parle au nom de la liberté et quil la défend, il ne conclut jamais au tyrannicide. Un tel remède ne situe pas le problème à son véritable niveau qui est celui du droit fondamental de lEtat du droit public- et non celui des rapports éthiques. Le tyrannicide ne délivre pas; il accentue la servitude. Il ny a de justice que dans la paix; il ny a de paix que dans la légalité. De plus, La Boétie prélude aux théories contractualistes du pouvoir. La liberté du peuple est en effet à chercher dans le pacte tacite qui le lie au tyran. Dune part puisque le détenteur du pouvoir a besoin du soutien populaires, la liberté apparaît comme le principe de lautorité politique; dautre part et a contrario, il suffit que le peuple refuse son aval et son appui au tyran pour que, celui-ci perdant tout pouvoir, la délivrance advienne à ses sujets. Il ne faut pas lui ôter rien, mais lui donner rien. Savoir dire non, cest prouver sa liberté. La Boétie projette dans son intuition contractualiste une nouvelle compréhension du politique qui ne doit rien selon lui aux décrets divins. Le texte témoigne bien de la désagrégation de la pensée théologique du politique. Ainsi, à la faveur de lintuition contractualiste quexprime le Discours, La Boétie est lun des premiers a montré que le monarque, loin de ne posséder que des droits, a des devoirs envers le peuple. Il entrevoit ainsi la signification complexe de lobligation politique en laquelle chez les gouvernants, comme chez les gouvernés- devoir et droit se médiatisent mutuellement. Cette logique nouvelle prépare léveil de la conscience de rationalité nécessaire à laffranchissement des peuples.
Ainsi, ce réquisitoire pour la liberté na guère perdu de son actualité lorsquil sagit de montrer les mécanismes de la violence sociale, de comprendre pourquoi elle se reproduit dans cet affrontement permanent entre pouvoir et liberté. En effet, si aujourdhui les institutions qui détiennent le pouvoir ont changé, certains termes de léquation de la servitude volontaire peuvent se retrouver dans nos sociétés démocratiques. La bureaucratie nest-elle pas à rapprocher de la pyramide sociale? De même, lhégémonisme de la société civile offre un nouveau visage au texte. Linertie du peuple se retrouve dans la tyrannie de la majorité prophétisée par Tocqueville. La liberté reste un bien à conquérir au jour le jour, à chaque instant.Mais cest bien là que se situe le cur du problème. Et les raisons de lessoufflement de nos démocraties sont peut être à trouver dans ce défaut de désir de liberté.
Selon La Boétie, il faut redonner aux gens la conscience de leur premier bien et de leur droit essentiel, la liberté. Sa doctrine qui souhaite lamélioration de la nature humaine est certainement la plus efficace qui soit pour limiter le pouvoir mais cest aussi la plus difficile à mettre en uvre car tout est plus facile à changer que lhomme.








07/05/2007
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