Leçon scientologique n° 1
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Sarkozy, ou l'art de la confusion, par Eric Fassin
LE MONDE | 12.04.07 | 13h41
Mis à jour le 12.04.07 | 13h41
La réflexion de Nicolas Sarkozy "on naît pédophile", dans un échange avec Michel Onfray que publie Philosophie Magazine, fait scandale aujourd'hui. Le candidat à l'élection présidentielle prétend en effet expliquer par le déterminisme génétique aussi bien le suicide des jeunes que le cancer du fumeur.
D'ailleurs, pour lutter contre la délinquance dès l'école maternelle, ce ministre de l'intérieur s'autorisait déjà l'an dernier d'un rapport sulfureux de l'Inserm, condamné récemment par le Comité national d'éthique, sur "l'héritabilité (génétique) du trouble des conduites".
Pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Aux Etats-Unis, La Courbe en cloche, best-seller pour la révolution conservatrice de Newt Gingrich en 1994, affirmait démontrer, en superposant quotient intellectuel, race, et gènes, que l'intelligence serait innée, et inégalement répartie selon la couleur de peau. Or, si l'ordre social repose sur l'ordre biologique, pourquoi s'entêter à vouloir le modifier ? On comprend le succès du déterminisme génétique chez les ennemis de l'Etat-providence. Les inégalités seraient fondées en nature : chacun est bien à sa place.
Que le candidat de l'UMP puise ses idées dans les eaux troubles d'une idéologie réactionnaire qui rappelle les années 1930 ne doit pourtant pas masquer l'autre face de ce danger, non moins grave, qui tient à la confusion de sa rhétorique, ou plutôt à sa rhétorique de la confusion. Il dit systématiquement une chose et son contraire.
Revenons à son dialogue philosophique. Nicolas Sarkozy déclare d'abord : "Il n'y a pas d'un côté des individus dangereux et de l'autre des innocents." Et d'expliquer : "C'est d'ailleurs pour cette raison que nous avons tant besoin de la culture, de la civilisation." Puis, lorsque Michel Onfray lui répond que "ce sont les circonstances qui fabriquent l'homme", il se cabre et change de position : "Mais que faites-vous de nos choix, de la liberté de chacun ?"
Et comme le philosophe enfonce le clou du déterminisme sociologique, c'est finalement en réaction que le candidat s'approprie la génétique - au mépris des arguments qu'il vient d'avancer lui-même : "Je ne suis pas d'accord avec vous. J'inclinerais, pour ma part, à penser qu'on naît pédophile, et c'est d'ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie." Bref, en trois paragraphes, trois arguments différents : la culture, la liberté individuelle, et la nature. Une chose, une autre, et leur contraire.
N'allons pas nous rassurer en ironisant sur cet homme politique qui ferait un piètre philosophe : ce serait reconduire un antagonisme entre la pensée et l'action, dont celui-ci ne s'accommode que trop bien. En réalité, l'incohérence est aussi une politique. C'est d'abord une question d'opportunisme intellectuel.
Ainsi, interpellé le 5 février 2007 à la télévision sur son refus d'ouvrir le mariage aux couples de même sexe, Nicolas Sarkozy déclarait : "Je n'ai pas fait le choix de l'hétérosexualité, je suis né hétérosexuel." Pourquoi ce coming out, qu'on eût cru superflu ? C'est que le candidat, dont la position est dictée par la crainte de déplaire à son électorat conservateur, n'avait aucun argument à objecter aux revendications d'égalité - sinon, simple tautologie, qu'on "donne alors à la société une image de la famille qui n'est pas celle que je souhaite que l'on donne".
Aussi est-il réduit à invoquer, au principe d'une conviction forcément intime, sa nature hétérosexuelle. "Naître" (hétérosexuel, pédophile ou délinquant, mais aussi français ou étranger, riche ou pauvre, blanc ou pas), c'est le degré zéro du raisonnement, un "c'est ainsi" génétique, à défaut d'autres arguments.
Mais cette faiblesse intellectuelle est aussi une force rhétorique. Car à force de dire tout et l'inverse de tout, Nicolas Sarkozy parvient à son but : on ne sait plus où on en est. On rassure les parents (des jeunes suicidés), déclarés non responsables, et on stigmatise les parents irresponsables (des jeunes délinquants). On dénonce les violences (à la gare du Nord), et on justifie les violences (des marins qui incendient le Parlement de Bretagne). On s'affiche en défenseur des classes populaires, et on redistribue l'argent aux riches. On fait miroiter des régularisations, et on donne en spectacle des expulsions. On se pose en ami des minorités raciales, et l'on couvre les violences policières racistes. On invoque l'identité nationale et ses relents maurrassiens, pour la définir ensuite par l'égalité républicaine entre les sexes.
Dans les banlieues, on manipule tour à tour le lexique de la "racaille" et de la "discrimination positive". Sur les boulevards, sous couvert de sauver les prostituées de la traite, on les persécute au quotidien. Et de même sur l'école et le travail, l'islam et la laïcité, l'économie et l'écologie, l'Amérique et l'Europe, bref, sur tous les sujets.
La rhétorique de Nicolas Sarkozy participe ainsi d'une politique d'affolement, au même titre que son agitation tourbillonnante et sa fébrilité vibrionnante. En ne respectant jamais le principe de non-contradiction, le candidat rend la contradiction impossible : comment s'opposer à lui quand il dit tout et son contraire ? Le discours politique n'a plus aucun sens, et toute réponse, critique ou solution alternative, est piégée d'avance - récupérée et discréditée par la logorrhée du candidat.
Combattez la double peine ou proposez le vote des résidents non communautaires ? Le candidat vous répondra : "Pardonnez-moi", il s'est lui-même engagé sur ces thèmes qu'il faut "avoir le courage", il n'hésite pas à le dire, d'aborder de front. L'incohérence se présente ainsi comme "parler vrai". Même Jean-Marie Le Pen semble déboussolé : réagissant aux propos de Nicolas Sarkozy sur la pédophilie, il estime que celui-ci "a dû se tromper, ce n'est pas possible".
Cette confusion politique est une politique de la confusion : désorienter la politique par un discours désordonné, c'est créer les conditions de l'avènement d'une droite de dérive, plutôt que de rupture. On l'a vu avec l'insécurité depuis 2001. La présidence de George W. Bush a démontré qu'on pouvait à loisir brandir l'épouvantail terroriste pour susciter la peur et prétendre y répondre ensuite. La leçon n'a pas été perdue pour Nicolas Sarkozy : attiser l'insécurité, du terrorisme aux violences urbaines, c'est faire le jeu de la politique sécuritaire. Il en va de même dans le discours.
Aujourd'hui, Nicolas Sarkozy, c'est celui par qui le désordre arrive, dans la société, et dans les esprits. Et c'est sur cette stratégie du désordre, tant social qu'intellectuel, qu'il bâtit sa politique d'ordre. Malheur à lui - ou malheur à nous, démocrates de peu de foi ? Car il faudrait avoir la mémoire bien courte pour ne pas trembler devant cette irrationalité stratégique. Si le vocabulaire politique ne veut plus rien dire aujourd'hui, alors, quel sens la démocratie pourrait-elle encore préserver demain ?
Eric Fassin, sociologue et enseignant à l'Ecole normale supérieure, chercheur à l'IRIS
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-895095,-0.html